Retranscription de la CONFÉRENCE À L’ESSEC

Paris, le 10 janvier 2019 

Le dessin a une qualité remarquable, il parle toutes les langues, il nous permet de comprendre instantanément ce qu’il  raconte. Si je devais décrire tout ce qu’il y a dans un de mes dessins, cela  durerait des heures et l’évocation qui se construirait dans votre tête serait non seulement moins précise mais également différente pour chacun. Pour cette raison, j’ai choisi de communiquer principalement par l’image, mais aussi parce que mes différentes hypothèses d’un futur souhaitable, celui d’un âge nouveau, se sont construites au départ d’un imaginaire visuel. Je conçois mes dessins comme une invitation à partager avec vous cette vision d’un futur très différent de ce que l’on trouve dans les médias. C’est une manière de vous inviter à rentrer dans mon imaginaire, de vous ouvrir une large porte vers l’utopie d’un possible éminemment écologique, biomimétique, durable et optimiste.

 

J’ai débuté mon travail d’architecte, dès 1975, par la recherche et l’expérimentation d’un mode vie entièrement tourné vers une relation étroite entre la nature, les énergies bioclimatiques locales et le logement. Le défi de cette réalisation correspondait à des choix trop personnels pour pouvoir convenir à quelqu’un d’autre qu’à ma petite famille et la particularité de mon projet ne pouvait aboutir sans une réalisation en auto construction. L’origine du projet de la maison Oréjona, tourne autour des vocables « habit, abri, habitat ». Ils se ressemblent fort sans avoir les mêmes racines. Tout bien réfléchi, ces mots veulent dire à peu près la même chose. Un habit est une enveloppe personnelle qui nous colle à la peau et nous protège du climat extérieur. Avec l’abri, on augmente le volume et l’espace résiduel, on est toujours dans une grande proximité, l’enveloppe est notre prolongation au même titre que l’habitat, mais avec encore plus d’aisance.  Ces trois mots évoquent la protection mais aussi l’intime.  L’habitation devrait pouvoir s’ajuster au corps de ses habitants, correspondre à leurs besoins, à leur personnalité, à leur mode de vie comme les font leurs vêtements. Oréjona est une maison autonome conçue pour être aussi bien adaptée à nos corps et au climat local que peut l’être un bon habit. Cette première maison a aussi été influencée par les évènements marquant l’époque; mai 68, les mouvements underground et hippies, la première crise du pétrole. Mes références n’étaient pas les exemples existants, mais essentiellement nos besoins et la personnalité de chacun. Par chance, à cette époque, les tout premiers panneaux solaires venaient de sortir sur le marché, et la firme qui les fabriquait n’avait pas d’exemple probant de maison conçue dès le départ pour une intégration harmonieuse. J’ai pu ainsi bénéficier gratuitement de 80 mètres carrés de capteurs solaires, il en a été de même pour l’éolienne. Mon but était de couper le cordon ombilical qui nous reliait à la société, vis-à-vis de laquelle j’avais beaucoup de méfiance. Je ne voulais pas devoir mon énergie à une centrale nucléaire, mais m’alimenter avec toutes les ressources de l’environnement bioclimatique. Dans le sous-sol, une cuve de 100 000 litres d’eau, bien isolée, me procurait un chauffage hivernal grâce aux calories accumulées durant toute l’année. La porte d’entrée de la maison devait avoir un lien avec la forêt environnante, mais aussi générer des significations, émotions et mystères. Pour ouvrir la porte, il fallait mettre sa main dans le trou central, garni par un gant en fourrure, et manipuler des bois, pour débloquer le mécanisme d’ouverture. Un système à secrets, tactile, faisant appel à tous nos sens. Cela me permettait d’offrir, dès l’accès à la maison, la perception sensitive susceptible d’appréhender le reste de l’habitation. L’escalier, les portes, tous les meubles ont été réalisés par mes soins, avec des planches non redressées provenant de la forêt juste à côté. Les emboitements, à mi-bois, ont été confectionnés avec quelques outils rudimentaires. Plus ce travail d’aménagement intérieur se prolongeait, plus je me sentais faire partie intégrante de mon lieu d’habitation.

La maison Orejona

À cette même époque, j’ai commencé à réfléchir à ce que serait l’aboutissement de mon travail d’architecte, si j’avais les moyens techniques et financiers pour réaliser une maison libérée des contraintes techniques de sa construction. J’ai donc entrepris de dessiner des habitations qui sont complètement en phase avec le vivant. Ces études d’habitat nature ont été regroupées sous l’appellation d’habitarbres, car toutes s’articulent autour de l’ossature d’arbres vivants aux formes guidées par des tendeurs, des tuteurs, des tailles et des greffes.  Tous ces dessins se sont accumulés durant des années dans mes tiroirs, sans jamais que j’envisage de les ressortir un jour. Et puis, les temps ont changé et les différentes crises ont rappelé à quelques personnes ma démarche, ils ont trouvé que celle-ci méritait d’être communiquée.

La maison des cerisiers

Après la maison Oréjona, j’ai construit avec l’aide de stagiaires architectes, à quelques dizaines de mètres de ma maison, mon premier atelier d’architecture. Il était fort petit. Économiser l’espace et l’énergie faisait déjà partie de la démarche. Les châssis, les portes, les vitres sont de récupération, ils ont été modifiés et personnalisés. Au milieu de l’espace, se dresse un arbre escalier, tel que je l’imaginais dans mes premiers dessins. Chacune des fenêtres cadre une portion de paysage, comme une vue au travers les branches d’un arbre. Puisque l’arbre représente pour moi le plus fantastique exemple de structure vivante, mon modèle d’inspiration, sa présence dans notre lieu de travail s’est imposée comme une évidence.

La pavillon hexagonale

Chacune de mes propositions architecturales est intimement liée à l’endroit où elle s’implante, à son terroir, au sol, au climat, au microclimat, à la culture des gens qui habitent, à l’environnement immédiat, à la faune, à la flore. C’est dans cette optique que j’ai imaginé une barrière de péage sur une autoroute normande, comme une sorte de porte d’entrée vers cette région. En plus de sa fonction commerciale, elle devait indiquer la spécificité du lieu traversé. En Normandie, les fermes vernaculaires sont implantées sur des terrains bornés par des doubles rangées d’énormes arbres fastigiés, plantés sur un talus. Ma barrière de péage présentait cette caractéristique ainsi qu’une ondulation verte, avec les herbes et les graminées, le tout sur une charpente contemporaine. Les bâtiments administratifs calquaient leur typologie sur des particularités du bâti local et des falaises de pays de Caux toute proche, caractérisées par ces zébrures de pierre blanche calcaire et de silex noir. Si j’avais dû dessiner une barrière pour une autre région, j’aurais utilisé un autre mode d’expression et la configuration de l’ensemble de l’ouvrage aurait été totalement différent. On est aux antipodes de ce qui se fait actuellement; une barrière de péage, c’est une sorte d’ovni qui atterrit sur l’autoroute. Totalement interchangeables, elles sont identiques en Amérique du Nord, en Afrique du Sud ou en Australie. Quel est l’intérêt de voyager, si c’est pour rencontrer les mêmes architectures banalisées, mondialisées, partout dans le monde ?   La perte de la diversité architecturale au profit d’un modèle mondialisé est un dommage considérable, elle réduit notre patrimoine bâti  à son plus petit commun dénominateur.

Une barrière de péage

Comment retrouver une part de nature  dans les centres urbains, constitués presqu’exclusivement de matériaux minéraux ? J’ai tenté de répondre à cette question par différentes propositions de jardins verticaux, conçus pour les chancres urbains de Bruxelles. Ici, comme dans de nombreuses villes, beaucoup de coins qui avaient été démolis et laissés en jachère, par manque d’intérêt de la part des promoteurs immobiliers. Ces chancres se sont révélés d’un grand attrait pour la publicité, en quête de lieux pour étendre leurs slogans mercantiles et nous pousser à consommer ce dont nous n’avons pas besoin… puisque pour nos vrais besoins, la publicité est parfaitement inutile.

Quand le coin vient à manquer, c’est la pierre angulaire de la rue qui s’effondre. Fort de ce constat, j’ai tenu à placer à ces endroits délaissés de petits lieux  d’architectures poétiques, avec le seul but de réintroduire le vivant, le rythme des saisons, une portion de paysage. Aucun de ces projets ne s’est réalisé. Le projet de la grande cascade était pourtant tout près d’aboutir, il prévoyait de faire couler de l’eau sur des rochers depuis la toiture. La paroi était constituée du seul matériau naturel que la ville produit : ses déchets, des dalles de trottoirs usagées en béton. Les rochers étaient évoqués sans constituer un trompe l’œil. La cascade était alimentée par des capteurs solaires placés sur le toit de l’hôpital, plus il y a de soleil, plus il y a d’eau qui coule et de plus haut.

Le projet Cascade à Bruxelles

20 ans plus tard, j’ai repris ce même thème. Et j’ai rajouté une difficulté supplémentaire, celle d’y loger des sans-abris. C’est inacceptable de laisser dans les rues des gens, accidentés de la vie, abandonnés à leur triste sort, dans des conditions pénibles et indignes. La ville doit agir avec empathie vis-à-vis de tous ses résidents. Mon atelier d’architecture, a répertorié plus de 300 petits chancres à Bruxelles et a fait de multiples propositions, pour montrer à quel point la ville gagnerait en réhabilitant ces lieux pour y loger des sans-abris. La construction est préfabriquée avec des matériaux biosourcés, principalement du bois, du chanvre, de la chaux et de la paille, les toitures sont végétalisées, tout comme les escaliers extérieurs. Chaque palier est en même temps un petit balcon qui permet à l’ex sans-abri de garder le contact avec la rue et de se retrouver dans un environnement qu’il a connu si longtemps, mais avec un regard inversé. Il a longtemps regardé passer les gens de bas en haut. De son logement, il va regarder la rue de haut en bas. En inversant le regard, on inverse en même temps l’attitude, le comportement, la prestance du nouveau locataire. Une partie de ces projets sont actuellement en étude à Bruxelles.

Un projet Archi Human à Evere

Depuis peu, le centre de Bruxelles est devenu piétonnier. Pour l’une de ses extrémités, j’ai dessiné une pergola à la forme inspirée de mes premiers projets d’habitarbres. Sa structure est constituée de fer à béton soudé envahi par des plantes grimpantes. La nuit, ce lieu de rendez-vous s’éclaire de milliers de petites LED reparties dans le feuillage. Créer dans les espaces urbains des œuvres à l’identité forte pour marquer des points de repère,  rendre la ville plus conviviale, mais aussi nous lier émotionnellement à un lieu, devrait être la préoccupation des aménageurs des espaces publics. Malheureusement, ils se préoccupent de résoudre les problèmes techniques mais ne vont pas jusqu’à donner des personnalités particulières à ces lieux. Cela répond pourtant au besoin essentiel de se sentir en phase avec son environnement urbain.

La pergola de la place Fontainas

Prenons du recul et posons un regard holistique vers ce que pourrait être notre futur. Imaginer un futur souhaitable permet de mieux voir dans quelle direction il est intéressant de nous diriger aujourd’hui pour atteindre notre but plus tard. Commençons par nous rappeler ce que l’on imaginait du siècle prochain, en 1900. Il y a un siècle, à n’en pas douter, l’an 2000 allait combler tous nos désirs. On allait bénéficier de technologies extraordinaires susceptibles de nous apporter le confort et le bonheur à tous, sans aucune crainte des possibles conséquences. 100 ans plus tard, notre vision du siècle prochain est apocalyptique! Qu’est-il arrivé pour être passé d’une vision aussi idyllique à une vision aussi cauchemardesque ? Répondre à cette question va nous aider à voir un peu plus clair dans nos possibilités d’avenir. A l’évidence, la terre va mal. Le réchauffement climatique est un des grands périls qui nous guettent.  Ce n’est pas le seul, les matières premières indispensables à la civilisation industrielle viendront presque toutes à manquer dans un siècle. À cela, s’ajoute la pénurie des énergies fossiles, le nucléaire compris. Que fait-on quand on n’a plus suffisamment d’énergie pour alimenter une civilisation industrielle ? Pour changer de paradigme, il nous faudra encore de l’énergie fossile. Il est donc grand temps d’entrevoir les choses totalement différemment. Le béton que nous utilisons très largement pour nos constructions est un désastre au niveau de l’écologie. Il est le deuxième responsable au monde des gaz à effet de serre dans le domaine de la construction.  La fabrication de béton nécessite du sable marin car le sable du désert ne convient pas. L’industrie en pompe en quantité énorme le long du littoral qui ensuite aspire le sable des plages, où il commence aussi à manquer. Les atteintes à la qualité de notre environnement sont multiples et se manifestent en permanence. 

La vie sur terre est le résultat de trois milliards et demi de recherche et de développement. Tout ce qui n’était pas durable n’a pas été retenu. La nature est notre mentor. Le biomimétisme s’inspire de la nature pour poser les bases d’un monde véritablement durable. Dans la nature, tout fonctionne sur le principe de l’économie circulaire. Un déchet est une ressource pour un autre organisme vivant, on ne jette rien. Prenons un simple coquillage et observons-le sous l’angle du matériau, il s’agit d’un bio béton avec des grandes performances techniques. Il est parfaitement lisse, étanche, non poreux, solide, il ne se désagrège pas. Il a été réalisé par un petit mollusque, à température et pression ambiante, à base de  matériaux puisés dans son environnement immédiat. Et cerise sur le gâteau : il a absorbé du CO2 pour créer cette coque magnifique aux formes et couleurs variant à l’infini. Les bonnes nouvelles viennent de ces laboratoires qui recherchent comment appliquer les mêmes principes à la réalisation d’un bio béton de production humaine. Une termitière est un immeuble tour habité par les premiers citadins de la planète; les termites. Cet immeuble gigantesque, par rapport à la taille de ses habitants, est auto climatisé, il n’enregistre pas un degré de différence entre le jour et la nuit, alors que la température extérieure peut varier de plus de 30 degrés. Pour arriver à ce même résultat, nous devons faire appel à toute une batterie de technologies plus polluantes les unes que les autres. De par le monde, des exemples d’architecture vernaculaire nous indiquent la voie du renouvelable mais nous ne semblons pourtant pas y prêter la moindre attention.

Au Yémen, à Sanaa, des immeubles magnifiques de près de 12 étages, complètement intégrés au paysage et au climat, résistent au temps depuis plusieurs centaines d’années. Les matériaux pour leur construction ont été pris à quelques dizaines de mètres de l’endroit où ils ont été édifiés. Le plus fascinant s’observe à leur fin de vie, quand ces habitations, hors d’usage, sont désertées. Elles se transforment en une magnifique ruine avant de retourner à leur trou d’origine, sans laisser de trace de leur passage éphémère à l’échelle de la Terre. Est-ce que la beauté de notre travail d’architectes, d’urbanistes ne serait pas de concevoir l’entièreté de l’acte de bâtir, durant toute sa durée ? Peut-on s’extasier aujourd’hui sur l’esthétique d’un bâtiment qui a créé un dommage dans l’environnement, avant et pendant sa construction, et qui va s’achever un jour en un tas de détritus dans une décharge ? La prise de conscience de l’état de la planète doit nous amener à changer notre regard, l’élargir à toutes les conséquences de nos actes. 

L’alternative aux constructions-futurs déchets sont des bâtiments érigés à partir de matériaux renouvelables tels que les structures bois, l’isolation par paille ou chanvre, les toitures végétales ou toits de chaume, les enduits en terre et chaux. Grâce à ces matériaux naturels, les bâtiments sont respirants, tels notre peau. A l’opposé, les bâtiments en béton,  en acier, ou en autre composite, utilisent des matériaux transpirants. Ils conservent l’humidité que nous dégageons et nous imposent d’installer, pour corriger ce défaut majeur, une ventilation mécanique contrôlée. J’imagine, pour un futur biomimétique, une habitation pourvue d’une structure arborescente et refermée par une sorte de cocon, un bio textile. Malgré que nous n’ayons pas actuellement les moyens techniques pour réaliser ces visions prospectives, je peux déjà les projeter par le dessin. Si le plan d’un architecte est une anticipation d’un futur souhaité, dessiner un futur imaginaire, c’est accomplir la toute première étape vers sa réalisation. Le bambou est un matériau de construction magnifique.  Il pousse excessivement vite, en deux ou trois saisons, il a atteint sa taille maximum et peut servir de structure portante à des habitations. On peut le refermer par un bio textile pour confectionner des habitations.

Un massif corallien est constitué de multiples organismes vivants coopérant ensemble pour créer un écosystème résilient. Au fur et à mesure du temps, il s’enrichit, se renforce, se solidifie.  Je m’en suis servi comme exemple pour concevoir des habitations, des écoquartiers, des cités et finalement pour construire toute une utopie basée sur un mode de vie en phase avec l’environnement. Un grand arbre est constitué d’une solide structure vivante qu’un ingénieur nommerait « colonne », « poutres », « chevrons » supportant près d’un hectare de capteurs solaires transformant l’énergie solaire en électricité. Au Japon, j’ai visité un laboratoire équipé de ventilateurs alimentés par la photosynthèse, ce principe majeur du vivant. 

Chacune des cités que j’ai imaginées est liée à un lieu spécifique. La cité des vagues doit sa morphologie, son architecture à son environnement balnéaire. Des vagues se forment naturellement dans la mer et dans le sable en réponse à l’environnement et à l’aérologie locale. La création d’une ville balnéaire spécifique à cette particularité environnementale prendrait son énergie dans la morphologie de ses constructions biomimétiques. La conception d’une habitation adaptant sa typologie aux particularités de l’environnement est récurrente dans l’ensemble de mes travaux.

La cité des vagues

La cité des toits jardins se construit, se transforme, se modifie en permanence à partir d’une cité existante telle que celles d’aujourd’hui. Raser la ville et reconstruire par dessus ses ruines serait un désastre énergétique, économique et environnemental. Nos constructions présentent encore bon nombre de qualités, nous pouvons les améliorer, repenser les façades, les terrasses, adapter les toitures en promenades vertes, créer une porosité positive avec les apports climatiques, le soleil, le vent, la pluie, tout en préservant l’énergie que nous avons captée.

Le panorama de la Cité Végétale

Shanghai est ville est assez étonnante par la rapidité avec laquelle elle se transforme.  Certains jours, un nuage jaune enveloppe la ville et empêche les gens de respirer. Le fleuve Jaune est réellement jaune de sa pollution. J’ai réfléchi à la façon dont cette ville pourrait évoluer, se modifier et supprimer la pollution qu’elle génère. Le panorama, ci-dessous, est enrichi de la quatrième dimension. Une ligne du temps avec des dates est placée au-dessus et en dessous du dessin. Le côté gauche se situe en 2000, et plus on avance vers la droite, plus on avance dans le temps, et plus on voit l’évolution de la ville se rapprocher d’un monde durable.

Shanghaï en 4 dimensions

La quatrième dimension fait partie intégrante de toutes mes recherches graphiques, car je ressens la représentation des villes sous forme d’arrêt sur image comme amputée de sa plus importante dimension; le temps. J’ai choisi un quartier de Bruxelles pour décomposer les mutations en vue aérienne durant quatre siècles sur cinq tableaux. Ce premier dessin de Laeken en 1800 a été réalisé à partir de multiples gravures et plans cadastraux de l’époque. 100 ans plus tard, en 1900, le panorama de la ville a complètement changé. Cela nous permet de mieux anticiper l’importance des modifications du siècle à venir. En l’an 2000, la ville a évolué vers une situation proche de ce que nous connaissons actuellement avec tous ses problèmes; des voitures envahissantes, l’industrie au milieu de quartiers d’habitation, la pollution de l’air et de l’eau, etc.  En 2100, puis mieux encore en 2200, on peut découvrir un nouveau futur, engagé vers une réconciliation avec l’ensemble du vivant habitant la planète. L’augmentation de la qualité de notre vie passe par la réintroduction du végétal dans la ville pour nous retrouver en phase avec notre lieu de vie. Dans la cité nouvelle, les toitures ont été végétalisées, des passerelles permettent d’aller d’un côté de la rue à l’autre et de se balader en hauteur dans la ville. Le canal a été couvert par une vaste résille. Une vague y défile en permanence, pour le plus grand plaisir des surfeurs et des planchistes. Les habitations sont en bio verre ou bio béton intégré à des portions de paysage recomposé.

Evolution de Laeken

Nos grandes villes ont une autonomie alimentaire pour une semaine maximum. Qu’est-ce qui se passe quand une crise planétaire empêche le ravitaillement des magasins ? On n’a simplement plus à manger. Dans toute l’histoire de l’humanité, nous n’avons jamais été aussi dépendants d’un système aussi fragile. Nous dépendons entièrement d’un équilibre mondialisé. Pour pallier ce risque majeur, nous devons rendre nos villes plus résilientes en les dotant d’une bonne partie des besoins alimentaires. Beaucoup de toitures sont devenues des potagers, les arbres dans les rues se sont mutés en vergers. Des serres, des ruches, des poulaillers, des pigeonniers se sont multipliés dans tous les espaces encore libres; toitures balcons, terrasses, cours et jardins.

La ville potagère

La vue aérienne de Lyon a été dessinée à partir d’une photo de la Part Dieu, quartier commercial des années 60 autour de la gare de Lyon. Dans la vision futuriste, la quasi-totalité des immeubles existants ont été conservés. Ils ont été adaptés à la conception d’un urbanisme considéré comme un paysage intégrant de multiples écosystèmes.  J’ai réalisé un travail similaire sur la ville de Strasbourg.  Le centre historique de cette ville est magnifique. Ma réflexion s’est donc tournée vers les quartiers périphériques, là où les barres d’habitations se sont étendues. La pauvreté de ces constructions, dites sociales, ont généré de multiples problèmes aux habitants car il est difficile de construire des relations affectives avec des lieux d’habitation aussi médiocres, uniformisés, sans l’expression de la personnalité des gens qui l’occupent. Nous avons tous une tête différente, pourquoi n’aurions-nous pas un lieu d’habitation qui ressemble un peu à notre tête, à notre personnalité? À partir de l’existant, je fais des propositions pour redonner des caractéristiques propres à chaque logement d’un même ensemble. 

Strasbourg en 2100

Nos trams sont bien trop lourds. Aux heures creuses, les quatre ou cinq passagers ne justifient pas le déplacement d’un véhicule de 60 tonnes. Partant de cette réflexion, j’ai imaginé de plus petites unités juxtaposables pour réaliser des convois modulables suivant la demande. Pour Strasbourg, ce projet s’est traduit par le stickage d’un tram figurant ce concept en grandeur réelle… en attendant que les progrès technologiques permettent sa réalisation. Réfléchir la ville de demain nécessite obligatoirement de se pencher sur ses différents modes de déplacements. Si aujourd’hui tout déplacement terrestre passe par l’utilisation de la roue, demain ce ne sera peut-être plus une obligation grâce à l’utilisation d’engins glissants sur un champ magnétique ou, plus étonnant encore, des engins à pattes. Ce concept est issu d’une observation biomimétique; si la nature n’a jamais inventé la roue, c’est pour son absence de rentabilité. L’emploi de la roue impose la construction de routes, d’autoroutes, de viaducs, de ponts, de tunnels coupant les réseaux hydrauliques et racinaires, segmentant le territoire de la faune. Tandis que les pattes fonctionnent  sur tous les terrains, montent les escaliers, franchissent les gués, escaladent les rochers, … Afin d’exprimer cette idée, j’ai dessiné pour Bruxelles un tram à pattes qui circule maintenant dans nos rues. Les deux côtés de ce tram affichent des stickers différents,  une face est une vue de jour, l’autre est de nuit.

Le tramapatte à Bruxelles

Fonctionner uniquement avec le renouvelable nécessite d’économiser notre énergie, cela m’a amené à imaginer de petits engins très légers mieux adaptés à nos besoins de déplacement en milieu urbain. Ce petit véhicule prend son courant dans un rail électrique et est autonome. Les matériaux constituant ces engins seraient en grande partie en provenance d’éléments biosourcés. Le tramodulaire est un convoi d’une douzaine de petits véhicules légers, ils pèsent 200 à 300 kilos pour trois à six personnes. Ce tramodulaire ne s’arrête jamais. Un module se met sur une voie de garage pour laisser descendre un passager et attendre de nouveaux voyageurs.  Depuis maintenant plus de dix ans, je roule avec un engin ressemblant au tramodulaire. Cet engin électrique, une Twike, pèse 200 kilos, roule à 90 kilomètres/heure et est équipé de deux pédaliers. Un plein permet de parcourir 100 km et coûte un euro. Si je choisis de pédaler, j’augmente l’autonomie de mon véhicule et je me maintiens en forme … Je vais partout avec cet engin, même sur autoroute. Le moteur électrique étant silencieux, on ne m’entendait pas arriver, j’ai donc rajouté un bruit, celui d’un galop de cheval. Évidemment, ça étonne un peu les gens. Sur autoroute, ce son n’est pas suffisamment audible, j’ai rajouté le bruit d’une locomotive à vapeur. Quand je dépasse un camion à 90 kilomètres/heure et qu’il entend un bruit de locomotive à vapeur, le chauffeur est assez surpris. Cet engin n’est pas de ma conception, il a été réalisé par des étudiants suisses. J’ai conçu un autre modèle, pour trois personnes, il est enregistré en catégorie vélo, ne nécessite donc ni assurance, ni  taxe, ni ceinture de sécurité, il est équipé de deux moteurs électriques et d’une coque biosourcée en bois. Le rapport du vélo entre son efficience et l’énergie consommée est imbattable. Il est plus facile de partir de ce modèle et de le perfectionner que de partir de la voiture et de la simplifier et l’alléger.

Luc Schuiten sur le tricyclopolitain

En réfléchissant à un nouveau mode de déplacement biomimétique, j’ai appris avec étonnement qu’un coureur à pied emploie 50 % de son énergie pour freiner le poids de son corps quand il retombe sur une jambe. J’ai imaginé récupérer cette énergie par un jeu de ressorts partants des hanches jusqu’aux semelles. Cette structure permet de sauter de plus en plus haut en s’appuyant sur l’énergie accumulée dans les sauts précédents. Si on ajoute une paire d’ailes, on peut planer et se propulser encore plus loin. 

Le sautraile

Imaginer des transports aériens biomimétiques m’a beaucoup intéressé, car ce moyen de déplacement, énergivore et polluant, est actuellement peu convainquant. L’alternative se présente sous le concept d’un ornithoplane à ailes battantes, alimenté par l’énergie solaire. Son extrados est couvert de capteurs solaires et son enveloppe légère est gonflée à l’hélium. Il se déplace par battements d’ailes, de loin le mode de déplacement aérien le plus rentable. Nous en sommes aussi capables, dans certaines conditions. J’ai un jour traversé la Cité des sciences à Paris en battant des ailes, dans un aéroplume, une création de Jean-Pierre David. Actuellement, ces engins ne peuvent s’utiliser que dans des espaces intérieurs, car ils restent encore trop sensibles au vent. Avec mon ami Jean-Pierre, nous avons imaginé un lieu pour permettre aux gens de voler comme des oiseaux; un aérium. Voler en battant des ailes procure une émotion inénarrable. Dans notre aérium, il y aurait un atelier pour offrir aux gens l’opportunité fabriquer des ailes personnalisées. Nous voulons pouvoir leur dire: “vous aussi, vous pouvez voler de vos propres ailes”. 

L’aérium

À Bruxelles, dans mon jardin, s’élèvent deux grands arbres, j’y ai installé un fauteuil suspendu à un câble relié à un treuil ancré au sol. J’emploie un petit appareil qui s’appelle le bio feedback, une sorte d’électro-encéphalogramme simplifié, capable de déterminer quand je rentre en méditation. Dès ce moment, le treuil se met en route et je monte dans l’arbre jusque dans la canopée. De là, je perçois l’ensemble de la ville à travers le feuillage.  La posture, l’état de conscience, la vue, la proximité du végétal, la compagnie des oiseaux me rapprochent de ce futur que je souhaite et nourrissent mon imaginaire.

L’arbre de lévitation

 Il y a un autre endroit chez moi propice à la méditation ou la réflexion; la baignoire en bois que j’ai conçue et réalisée, il y a une trentaine d’années. Une petite rivière, en lieu et place des robinets, alimente le lavabo et la baignoire. L’eau jaillit de la plante comme d’une source.  Certains cailloux servent à commander l’arrivée de l’eau chaude ou de l’eau froide, d’autres à envoyer l’eau dans le lavabo ou dans la cascade vers la baignoire. Un appareil sanitaire ne me fera jamais rêver, aussi design soit-il.

La baignoire en bois

La Saline royale d’Arc-et-Senans, pour le festival des jardins, m’a donné l’opportunité de présenter mon travail et de réaliser un petit habitat de nature dans un bocage de verdure. Fait de chanvre, chaux, bambou, sable et bois, cette Kerterre a été conçue sur le modèle expérimenté par Évelyne Adam. Celle-ci habite depuis plus de 20 ans dans une habitation de ce type entourée d’une forêt nourricière. C’est par cette image d’une alternative à la civilisation industrielle que je souhaite clore cet exposé.   

Une Kerterre à la Saline Royale d’Arc-et-Senans

Questions Réponses

Les propositions que vous avez faites n’ont pas forcément été acceptées, on peut appeler ça des échecs, des tentatives. Vous semblez avoir un parti pris, une idée, un militantisme, une forme de conviction qui signifient qu’il n’y a pas de compromis. En vous écoutant, j’ai évidemment pensé à The Foutainhead, la Source vive, de Ayn Rand, dans lequel l’architecte ne fera jamais de compromis. Est-ce votre cas  également ?    

– Oui et non, cela dépend du travail auquel vous faites référence. Quand j’imagine un autre paradigme pour notre futur, les hypothèses de travail sont sans compromis, car l’objectif est de viser un idéal et d’en prendre la direction. Les compromis peuvent venir dans un deuxième temps. Quand je travaille pour un client, je suis l’interprète de ses désirs et j’écoute quels sont ses besoins, ce qu’il veut, ce vers quoi il tend. Et j’essaie autant que possible de me rapprocher de ses rêves. Mais je ne pourrais pas le faire de manière correcte pour des gens dont je ne partage pas les convictions. Dans cette pratique professionnelle, je suis un interprète tendancieux, orienté avec ma personnalité vers les souhaits d’un client. Lorsque je travaille avec les comités de quartier, nous  établissons ensemble  les concepts à développer ; les idées évoluent conjointement. Je m’adapte à la demande des gens, mais c’est l’addition des propositions complémentaires qui dessine le projet. 

 

–  Vous avez mentionné la raréfaction des ressources. Il y a une autre ressource qui diminue de plus en plus avec le temps, c’est l’espace de construction. Est-ce que vous pensez que l’expansion verticale peut être une solution ?      

– L’hypothèse décrite généralement évoque une démographie en croissance continuelle. Rien dans la nature ne croît indéfiniment, si ce n’est les cancers. Ce n’est pas l’exemple à suivre pour imaginer la croissance d’une ville. La ville est amenée à croître encore un peu, mais sa croissance va diminuer, elle aurait en tous cas grandement intérêt à diminuer. Les mégapoles sont plus difficilement vivables que des villes moyennes ou des petites villes car leur dimension crée plus de problèmes qu’elle n’en résout. Dans l’évolution de la société, les difficultés croissantes inhérentes à la démographie vont progressivement changer la donne. Les pénuries alimentaires et la baisse de qualité de la vie vont aboutir à plus d’attractivité pour la vie dans la campagne.  La recherche d’une certaine autonomie orientera une partie de la population vers l’extérieur des grandes villes.  Dans cette hypothèse, la décroissance de la ville permettra de revenir à un meilleur équilibre. Construire en hauteur nous lie à l’énergie électrique indispensable pour alimenter les ascenseurs. Que se passe-t-il quand nous sommes sans électricité dans un immeuble de 30 ou 40 étages ? Il nous faut concevoir nos liens avec la cité sur un mode résilient. Ma réflexion pour le futur va dans le sens de la frugalité heureuse, chère à Pierre Rahbi, ou d’une décroissance ou encore de la possibilité d’un effondrement. Mais, en tous cas, pas dans le sens de la continuité du développement d’une civilisation basée sur la croissance et la consommation illimitées.      

 

–  Il y a dans votre travail une certaine exigence esthétique, la recherche d’une innovation technique aussi, une préoccupation écologique, et une dimension sociale. Est-ce que, dans la mesure où tout ça a un coût énorme, vous appelez aujourd’hui à un financement public ? Est-ce que vous n’avez pas peur que finalement cette architecture du futur soit réservée à une élite?      

– Tout porte à croire que cela pourrait être l’inverse. Dès le moment où les sociétés de matériaux de construction seraient obligées d’assumer la remise en état des environnements dégradés par leurs activités, l’utilisation de matériaux issus du vivant, de provenance locale, sans production de CO2, deviendrait plus bien plus économique que le modèle actuel. Dans bien des cas, plus particulièrement, dans les pays émergents, l’expérience de constructions de type écologique, avec des matériaux de provenance locale s’est avérée plus économique que le mode industriel.    

 

– Ce qui pose question, c’est la surpopulation sur Terre, les mouvements de population, les réfugiés. Comment, penser ces logements pour plus de personnes, autrement ?   Avez vous déjà eu l’occasion d’y réfléchir ?      

– Votre question rejoint une des précédentes sur la croissance des villes. Je ne pars pas dans l’idée que cette croissance va continuer indéfiniment. D’ailleurs, la courbe commence déjà à s’infléchir et la natalité dans nos pays diminue fortement. Nous sommes une espèce invasive et destructrice, un futur souhaitable passe par un équilibre entre tous les êtres vivants de la planète. Nous connaissons la masse des mammifères d’élevage sur la planète, c’est 60 % de la totalité des mammifères. La masse des humains est de 36%. Cela signifie que seulement 4 % de la masse des mammifères sont des espèces sauvages.  C’est dérisoire. Nous avons besoin d’un équilibre entre tous les écosystèmes pour assurer notre pérennité. On ne peut pas continuer à prendre indéfiniment la place des autres habitants de cette planète. Nous faisons partie d’une énorme famille. Et notre famille, c’est l’ensemble du vivant. Si l’humanité continue à se développer de manière totalement anarchique, elle va provoquer son autodestruction, d’une des trois façons possibles; la pandémie, la famine, ou la guerre. Comme je ne souhaite entrevoir aucune de ces trois possibilités, j’imagine la seule solution raisonnable; une stabilisation et puis une diminution de la natalité. 

 

– Vous avez montré plusieurs villes idéales de votre imagination. J’aimerais savoir ce que vous faites concrètement pour rendre cette utopie possible. Est-ce que vous travaillez avec des industriels, des collectivités territoriales ou peut-être des institutions académiques ? 

– Je suis un des membres fondateurs de Biomimicry Europa, le seul qui ne soit pas  scientifique, mais je suis nourri par leurs travaux et leurs connaissances. Je lis, je me renseigne, ensemble nous émettons des hypothèses, des scénarios plausibles. Je refuse de rentrer dans le domaine du rêve ou du fantasme. C’est le domaine de l’illusion, sans aucune chance d’exister un jour. Mes dessins sont tous des utopies, pas plus irréalistes que ne l’était, en 1960, celle de construire une fusée pour aller sur la lune. À cette époque, personne ne savait comment faire. Mais dix ans après, c’est devenu une réalité, car on a engagé les efforts nécessaires, on a mis les intelligences, les moyens financiers nécessaires à son aboutissement. Si nous pouvions avoir la même volonté pour aller vers l’avenir prometteur décrit précédemment, mes dessins seraient un jour qualifiés de prémonitoires … je crois que nous irons vers un futur  agréable à vivre mais la probabilité qu’il soit tel que je l’ai dessine est nulle.  D’ailleurs, je ne dessine pas pour que mes utopies soient réalisées mais pour qu’elles tracent une piste, qu’elles soient source d’inspiration, qu’elles crient au monde « Regardez ce qui est possible, allons-y ! Mettons-nous au boulot ! »! 

 

Pour terminer, je citerai Francis Blanche : 

« Mieux vaut penser le changement, que changer le pansement »