De l’origine transgénérationelle de mon architecture

Texte pour un numéro spécial de la revue Europe consacré aux liens entre architecture et écriture.

Luc Schuiten février 2015

Je suis né trente ans après le début de la guerre 14-18, pourtant celle-ci ne cesse d’occuper dans mon esprit une place très importante, au point de me demander si je n’aurais pas hérité de séquelles, de traumatisme directement liés à cette aberrante hécatombe. Je fuis comme la peste les livres, films et commémorations de la grande guerre, cela me donne la nausée. Je constate pourtant une exception à ce rejet systématique: les magnifiques photos réalisées par mon grand-père durant cette guerre. Je connais et apprécie depuis mon plus jeune âge ces plaques de verre stéréoscopiques aux couleurs sépia, leur très haute définition laisse apparaître tous les détails de la vie sordide des tranchées, encore renforcés par le relief. Âgés d’une dizaine d’années, mes sœurs et moi allions nous enfermer dans un débarras de la maison pour nous plonger dans le douloureux vécu familial que nos parents refusaient de commenter. Nous étions curieux, impressionnés par cette plongée dans ce monde tragique dont nous ne connaissions rien. En immersion dans un monde de boue, les visages marqués par la tragédie et les heures d’angoisse étaient rendus encore plus pathétiques par la couleur uniforme brune des plaques de verre ; c’était comme si la boue avait envahi l’entièreté des sujets, des paysages aux individus jusque dans leurs entrailles. Quelques photos de morts, à demi-ensevelis dans la boue, nous signifiaient comment celle-ci avalait progressivement ses victimes. Nos parents nous avaient dit simplement que ces clichés avaient été pris par notre grand-père mort accidentellement deux ans après la fin de la guerre. Le sujet était pénible et les photos pas de notre âge, donc sans autres commentaires.

Dans l’album de photos de famille, on trouve quelques clichés très conventionnels parmi lesquels émerge une grande et belle photo de la famille de ma mère baignant dans la lumière latérale d’une fenêtre invisible. Placée dans un cadre dans la chambre de ma grand-mère, cette photo nous montre sa jeunesse et celle de ma mère. Bien plus tard, en fouillant dans les archives de la famille, j’ai découvert que cette photo avait été censurée, on en avait coupé la partie droite, celle où posait mon grand-père après avoir mis en marche le retardateur. Pourquoi avoir tronqué la photo du géniteur de ma mère ? Pourquoi cet homme de seulement 36 ans paraît-il en avoir près du double ? La photo dans son entièreté est envoûtante car elle a un côté prémonitoire : l’homme, complètement séparé de sa famille, comme en opposition, tout de noir vêtu, tranche au côté du groupe compact et solidaire vêtu de blanc. Il apparaît comme un fantôme, comme annonçant déjà sa disparition prochaine. La lumière, si belle sur le groupe, l’éclaire d’un masque mortuaire. Ce cliché d’un drame en gestation sera insupportable à la famille au point d’amputer la scène de sa partie la plus douloureuse. Étrange similitude entre la disparition physique d’un membre de la famille et sa disparition des photos ! Ne pas garder un souvenir revient à un effacement de la mémoire, à la négation d’un événement trop douloureux pour avoir à s’en rappeler. Derrière un tel comportement se cache obligatoirement un lourd secret de famille. Et, sans en comprendre le sens, l’enfant que j’étais avait saisi toute l’importance du non-dit.

La guerre 14-18 vient de se terminer, mon grand-père, Maurice Louwers, s’en est bien tiré physiquement, il n’a pas été blessé et il s’est remis de la terrible grippe espagnole. Avocat et photographe amateur de talent, il a ramené chez lui plus d’un millier de plaques photographiques en relief de grande qualité. Sans plus d’argent, il cherche à négocier ce capital auprès des éditeurs en place. Mais deux problèmes majeurs vont l’empêcher de réussir; dans l’après-guerre, plus personne ne cherche à se remémorer les horreurs passées. L’heure est à la reconstruction et à l’avenir. Ensuite, ces photos en relief ne peuvent être vues qu’au moyen d’un stéréoscope individuel et la publication d’un livre de photos devrait se faire sans sa troisième dimension. Ce sera donc l’échec. Maurice est marié et a deux enfants nés avant la guerre: ma mère, Simone que tous ses enfants appelleront Mamy et son frère, René. Ma grand-mère, et ses deux enfants vont assister, impuissants, à la lente dégradation de l’état mental de Maurice devenu maniaco-dépressif. Mon père décrit cette période dans un vaste ouvrage autobiographique de plus de 350 pages, destiné uniquement à ses enfants, comme suit:
En plus de ses dettes, votre grand-père avait 4 ans de loyer à payer pour sa maison restée inoccupée durant toute la guerre et son ménage à entretenir. Pour comble de malheur, il attrapa la grippe espagnole en assistant au retour du roi. Fièvre, délire. Profondément atteint, il en subit une telle commotion que son équilibre nerveux en fut définitivement ébranlé. Il échafaudait fébrilement de magnifiques affaires pour sortir de ses difficultés financières malgré les avis de sa femme. Plein d’espoir et d’illusions, il cherchait des commanditaires. A la moindre réponse encourageante, il spéculait déjà sur d’hypothétiques revenus sans qu’aucun contrat ne fût signé. Passant de l’exaltation à l’effondrement, miné par la maladie, sa santé se détériorait de jour en jour. Dans les moments de lucidité, il se rendait compte de son état. Alors le désespoir le prenait. Une lettre banale d’un créancier suffisait à exalter son imagination dans des proportions inquiétantes. Mamy le vit un jour gesticuler en prenant le ciel à témoin de son infortune, entremêlant l’avenir le plus prometteur à la honte de la prison. Ce souvenir ne s’effaça jamais de sa mémoire d’enfant. Au-delà d’une certaine limite, nulle énergie ne résiste plus au froid, à la faim, à la fatigue. Il en est de même de la conscience qui sombre avec son support physique. Au bout de deux ans, le système nerveux de votre malheureux grand-père ne résistait plus et l’instinct qui sauvegarde notre conservation l’abandonna.

C’est par cette évocation laconique que mon père achève pudiquement son récit, afin de préserver ce très lourd secret de famille. Il complète le bas de la page par le dessin d’un arbre à la branche principale cassée. Le rôle d’une illustration dans un texte est d’ajouter un complément d’information que ne peut apporter l’écriture. Ainsi, la scène fait référence à l’arbre du pendu après la récupération du corps. Bien plus tard, ma grand-mère fera quelques confidences à l’une de ses petites-filles et décrira le drame en ces termes : Au milieu d’une belle journée du mois d’août, la famille déjeune dans le jardin, Maurice quitte la table précipitamment pour se réfugier dans son bureau au premier étage. Quand le coup de feu retentit dans la maison, ma grand-mère se précipite dans le bureau pour y découvrir son mari affalé sur sa chaise, la tempe trouée et le revolver à la main. Alors elle redescend précipitamment et demande à la gouvernante de ne laisser monter les enfants sous aucun prétexte. Mamy a presque 9 ans le jour du drame. Elle comprend instantanément ce qui vient de se passer. Pour cette famille très croyante aux principes moraux rigides et très attachée à l’honneur, le choc est effroyable. La plus vive douleur de la perte du chef de famille, du père et du mari tant aimé, est considérablement amplifiée par l’incompréhension du geste fatal et de l’abandon des siens. Et comme si tout cela ne suffisait pas, pour couronner le tout, la condamnation sans appel du suicide par l’église catholique. Pour elle, l’acte le plus grave est de désespérer en Dieu. Le suicidé n’aura pas droit à une messe, ni même à être enterré religieusement dans un cimetière chrétien. Afin d’éviter la honte de funérailles sans cérémonie religieuse dans la société bien-pensante de la ville de Verviers, ma grand-mère est contrainte de recourir au mensonge. Avec l’accord du médecin de famille, la version officielle du décès sera la mort accidentelle après une chute sur un coin de table, suite à un malaise. Les apparences sauvées, Maurice aura droit à d’honorables funérailles, mais pour Mamy, cela ne va qu’amplifier le problème. Ma mère est profondément croyante et le restera toute sa vie. Ses convictions religieuses vont la conduire à adapter en permanence chaque élément de son existence aux exigences de sa foi en Dieu. Comment pourrait-elle alors, dans de telles conditions, accepter d’avoir menti (c’est sa mère qui a menti) aux yeux de tous et surtout à Dieu afin d’obtenir ce qui ne lui était pas dû? Nous pensons que ma grand-mère n’a jamais parlé à sa fille de la véritable nature du décès de Maurice. Elle devait croire que sa fille avait pu être préservée de ce choc supplémentaire. René, le jeune frère de Mamy n’a pas compris la réalité du décès de son père et comme chacun des membres de la famille devait avoir une lecture différente du drame, celui-ci devenait incommunicable. Puisque ni le mensonge, ni la vérité ne sont acceptables, la famille conviendra de ne plus évoquer le père et s’installera dans le non-dit. Ma mère ne parlera qu’une seule fois de cette tragédie à mon père. Même sa meilleure amie ne saura jamais rien de ce père disparu et caché par (sous ?) une montagne de sentiments ambivalents, dominés par la culpabilité. Quinze ans plus tard, Mamy, rattrapée par une dépression nerveuse, devra abandonner ses études de philologie classique. C’est la rencontre avec mon père qui lui permettra de sortir provisoirement de ce mauvais pas, de se marier et d’avoir des enfants.

Mon père était un homme au caractère fort, généreux, brillant en société avec un avantageux physique d’acteur de cinéma. Il avait le don de plaire à tous ceux et celles qu’il voulait séduire. Durant les premières années de mon enfance, papa est pour moi un père idéal en tous points. D’une imagination extraordinaire, il nous invente des jeux passionnants, nous raconte des histoires fantastiques ou nous fascine par l’apparition magique d’un lutin-marionnette appelé « petit bonhomme ». Il nous apprend le dessin et la peinture. Les animaux le passionnent, il nous ramène à la maison toutes sortes d’espèces de poules, lapins, canards, oies, chèvres, moutons, pigeons, canaris, écureuils, etc… Il nous apprend à communiquer avec eux et à les nourrir. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est l’accompagner sur les chantiers dans sa grosse voiture. Je découvre dans chaque maison en construction un terrain de jeux nouveau et puis j’aime tellement sa compagnie. Quand il part sans moi, je l’attends des heures durant au bout de la drève qui mène à notre maison. Cependant il est trop peu présent à notre goût. Il travaille beaucoup et plus le temps passe, moins il dispose de moments à nous consacrer. Les débuts de sa carrière ont été difficiles; jeune diplômé et marié juste avant la guerre, cette période de restriction ne pourra pas lui permettre de pratiquer son métier normalement. Ses tentatives de trouver du travail par différentes propositions originales et novatrices seront vouées à l’échec. Il entreprend alors l’élaboration de livres de vulgarisation sur la construction de maisons individuelles, destinés à faire rêver les Belges d’un après-guerre faste. Ses trois livres recueilleront un grand succès. Ils lui permettront surtout de trouver une clientèle abondante après la guerre. Les projets de plus en plus ambitieux se succèdent et papa, fort de sa réussite, prend conscience de son pouvoir de persuasion et de séduction. Grisé par cette nouvelle confiance en lui, les heures de travail et les relations extérieures vont lui laisser moins de temps pour la famille. Mamy en souffrira beaucoup. Elle va assister, impuissante, à son éloignement des préoccupations familiales. On peut facilement comprendre son manque d’empressement à quitter un entourage où il brille pour regagner la compagnie d’une épouse de plus en plus dépressive. Mais, malgré sa présence limitée en famille, papa veille et réfléchit à la qualité de notre éducation. Ma grand-mère maternelle, en assume une partie. Ses principes rigides et autoritaires ne plaisent pas à papa. Enfant, il n’a jamais pu s’adapter aux méthodes disciplinaires et directives instaurées dans sa famille. Il a en permanence cherché à échapper aux systèmes pédagogiques formatés pour réduire la personnalité et l’originalité des individus. En cela, il était en opposition complète avec ma grand-mère. Il explique sa méthode ainsi:

A la base de l’éducation, je place l’effort mais pour le susciter il faut un but. Rendre ce but désirable, attrayant, captivant, là réside tout le pouvoir de l’éducateur. Si l’enfant désire atteindre ce but, alors quel élan, quel jaillissement de vie. Pas de contraintes, le moins possible d’interdictions mais le renoncement librement consenti, l’enthousiasme, le don de soi-même suscités. Cette belle méthode d’apprentissage de la vie a été pour tous les enfants Schuiten une chance unique. Elle nous a permis de développer notre personnalité en dehors des strictes contraintes pratiquées à cette époque dans les milieux « bien-pensants ». Nous sommes tous très reconnaissants envers lui d’avoir été aussi bien inspirés.

Mes premiers souvenirs précis de ma mère remontent à la période où nous sommes 3 enfants à la maison; mes deux sœurs et moi, avec un an et demi entre chacun. Nous habitions une petite maison dans un grand jardin que mon père a fait construire pendant la guerre à l’extérieur de Bruxelles. Mamy et moi nous promenons à deux dans le jardin, c’est un grand verger planté de jeunes fruitiers hautes tiges en quatre alignements réguliers. Il est entouré par un sentier bordé de haies et de groseilliers. En partie avant, une petite pelouse aboutit à un parterre de fleurs adossé à la haie du verger. Les fleurs préférées de Mamy et moi sont les myosotis et les désespoirs du peintre. Ces toutes petites fleurs sont si discrètes et si modestes qu’on leur a donné le surnom « ne m’oubliez pas ». Mamy me parle avec douceur, émerveillement et infiniment d’amour de la beauté des choses cachées et des secrets des fleurs, des plantes et des insectes qui nous entourent. Je n’ai plus aucun souvenir des mots échangés, mais mon trouble est encore aujourd’hui immense. La gorge nouée, les larmes aux yeux, je cherche dans ma mémoire vide les mots qui me manquent mais seule reste une indicible émotion. La relation entre nous, dans ces moments, devait être à ce point fusionnelle qu’il n’existait pour moi qu’une seule pensée dans une parfaite symbiose. Pour le tout jeune enfant que je suis, rien n’est plus fascinant à entendre que les louanges d’une nature transcendée en un hymne à la beauté et à la reconnaissance de son divin créateur. Mamy va me communiquer le sens qu’elle donne à sa vie. Parmi ses valeurs essentielles figurent la générosité, le don de soi et le goût du sacrifice. Fasciné par tant de beauté et de générosité, je garderai toujours en moi ces émotions qui ne cesseront de guider toute ma vie. Plus tard dans mon travail d’architecte, je chercherai inlassablement à retrouver des ambiances liées à ces moments magiques.

Ma mère écrit dans son journal: Le soleil est revenu apportant dans sa lumière toute vie qui éblouit. Mais pendant que je m’y baigne le corps, les yeux et l’esprit, j’oublie, je laisse se perdre les étoiles, leur grandeur, la profondeur de la nuit. Je voudrais, dans la splendeur d’une rayonnante journée, comprendre, comprendre bien, prendre en moi, le saisir: le monde entier microscopique des insectes et des cellules… ce qui nous dépasse en cachette par sa petitesse inouïe et tout ce qui nous écrase par le mystère de sa grandeur: la mer, sa vie ondoyante et nacrée, la forêt aux racines souterraines, les montagnes qui exaltent et rapprochent toujours du ciel et les villes où se croisent et s’entrecroisent les divers chemins des hommes. Mais je suis sourde, aveugle, bornée et engourdie au milieu d’un monde que Dieu seul a pu faire. Je suis privée d’antennes, je dors, l’esprit rouillé. Je voudrais saisir l’univers et je ne peux même pas vivre une belle journée, me gorger entièrement de ce qui s’offre à moi car je suis sourde, aveugle et j’ai l’esprit fermé.

Mamy est auprès de moi pour me donner son amour, sa tendresse, mais aussi pour m’élever à ses hautes aspirations spirituelles. Rien ne me fera plus plaisir que de découvrir de temps à autre un regard ou un mot d’approbation, voire même d’admiration pour une action jugée édifiante. Toutes les photos et les souvenirs que j’ai d’elle sont associés à des images de Mater dolorosa. La tête penchée sur la droite, un sourire doux sur les lèvres. Aujourd’hui, avec le recul, je ne peux m’empêcher de penser que ses maux de tête étaient sa façon de porter en elle la mort tragique de son père et sa tête inclinée indiquait le choc de l’impact de la balle. Dans les plus édifiantes histoires des Saints, on retrouve souvent ces notions de stigmates des blessures du Christ. Dans la religion catholique, les maux expiatoires sont constamment présents, conduisant ainsi les plus mystiques à la recherche d’une pénitence masochiste. La transmission de ces marques de souffrance aux fidèles exaltés doit être considérée comme le partage d’une douleur destinée à soulager le calvaire du Christ. Tout comme eux, Mamy a certainement voulu porter en elle une partie de la souffrance de son père.
Malgré sa faible santé, ma mère est enceinte d’un cinquième enfant. La dépression nerveuse qui l’a déjà frappée à la fin de ses études est revenue. Elle souffre à ce point des nerfs que son neurologue lui prescrit des électrochocs pour soulager ses douleurs. Voir souffrir autant Mamy m’est tout à fait insupportable, aussi je vais chercher à alléger ses maux en la distrayant, en lui racontant des histoires, en inventant des choses absurdes ou drôles. Je l’entoure d’une attention constante. Elle souffre en autre d’une mauvaise circulation dans les jambes. Pour y remédier, le médecin lui recommande de se reposer dans un fauteuil avec un tabouret pour ses jambes. Dès qu’elle s’assied un instant dans un fauteuil, j’accours avec le tabouret pour le glisser sous ses pieds. Ses remerciements me vont droit au cœur. Un jour en visite extérieure, il n’y avait pas de tabouret disponible à la maison, aussi ai-je proposé à Mamy de me mettre à quatre pattes pour qu’elle puisse poser ses jambes sur mon dos. Cette scène, rapportée beaucoup plus tard par une vieille tante, illustre jusqu’où j’étais prêt à aller pour la soulager. J’ai retrouvé récemment une carte postale d’elle, m’écrivant ceci: « Quand je suis triste c’est à toi que je pense… ». Quel lourd aveu ! Ma mère est souvent triste et pour se réconforter, elle ne compte pas sur mon père, mais sur moi. J’ai donc le pouvoir de l’aider, de soulager sa peine, je me sens investi d’une mission capitale, d’une charge énorme. Il me faut en plus suppléer aux insuffisances de papa.

Mamy accouche du cinquième enfant, dont le développement prénatal a été fortement perturbé par des électrochocs reçus en début de grossesse. L’enfant se révélera instable, nerveux et hyperactif. A le voir évoluer, on eut dit qu’il a gardé en lui une part des chocs électriques subis par Mamy. Les médecins sont unanimes: elle ne peut plus être enceinte sans risque pour sa vie. Or, la seule méthode contraceptive acceptée par l’église et mes parents est la méthode Ogino. A nouveau enceinte un an après, cette dernière grossesse sera pire que les autres, et malgré tous mes efforts de gamin de 8 ans, je ne pourrai pas beaucoup l’aider à échapper à ce qu’elle recherche inconsciemment: la souffrance. Victime d’une hémorragie interne, Mamy ne survivra pas à l’accouchement du sixième enfant. Cette fin tragique sera encore amplifiée par une situation familiale particulièrement pénible pour moi: papa, terrassé pendant des années par la perte de sa femme va se renfermer dans son bureau pour rédiger « son livre », l’histoire magnifiée de Mamy. Nous perdrons tout contact avec lui. Il confiera la garde de la petite dernière à sa mère, tandis que les cinq autres seront éduqués par notre grand-mère maternelle déjà présente dans la maison. Trois ans plus tard, mon père rencontrera une demoiselle de 40 ans qui aura le courage d’épouser un veuf, père de six enfants. François naît l’année suivante, et Bernadette, l’année d’après. Ma belle-mère s’appelle Marie-Madeleine mais tout le monde l’appelle Mady, soit un presque homonyme de Mamy.

Durant mes études d’architecture, je vais progressivement me détacher de la foi qui m’a imprégné durant mon enfance et adolescence. L’argument décisif du rejet de la religion est la prise de conscience d’un masochisme étroitement lié à la foi chrétienne. Le symbole même de la croix, jusqu’à la mort du Christ dans la souffrance pour racheter nos péchés, tout ramène à la glorification des douleurs. Pour les avoir vécues de tout près, ces notions me sont devenues intolérables.
A la fin de mes études, je me marie et je deviens à mon tour père de deux enfants.

En 1973, j’achète un terrain boisé à l’extérieur de Bruxelles. Nous en sommes à la première crise pétrolière et à la prise de conscience de l’écologie. Je décide de concevoir une maison expérimentale autonome du point de vue énergétique et écologique par ses liens avec l’environnement bioclimatique, et très personnelle du point de vue de l’expression architecturale. Je la réaliserai en grande partie moi-même avec l’aide de ma seconde épouse, Claire et quelques amis. Cette maison hors norme me vaudra quelques prix d’architecture, de multiples articles dans les journaux du monde entier, radios, TV, etc. La réalisation de cette maison sera pour Claire et moi une aventure passionnante qui va contribuer à construire notre couple sur une complicité dans l’invention, la poésie, la découverte d’un mode de vie ludique. Un réalisateur m’a proposé de tourner un moyen métrage sur ma maison. Lors du tournage, il réalisa une interview en tête à tête surprenant car je m’y laisse aller à raconter des choses personnelles ; des choses d’une grande intimité dont je n’avais encore jamais parlé à quiconque. L’intégralité du propos sera gardée et placée en fin de film. En voici la teneur;

Si je devais dire les raisons profondes de la construction de cette maison, il me faudrait remonter à ma petite enfance, là où j’ai vécu avec ma mère dans un endroit tout à fait extraordinaire. Cela m’a laissé des souvenirs inoubliables, une très grande sensibilité, un amour des choses et surtout la présence de ma mère. Une femme dont j’étais amoureux fou, comme seul un gosse peut l’être. Je ne vivais que pour elle et elle me le rendait énormément. C’était une relation extraordinaire, et elle est morte. Je suis resté avec une sorte de trésor enfoui en moi, qui n’a jamais pu s’exprimer. C’est quelque chose qui m’a fondamentalement marqué. J’ai cru à certains moments ne jamais pouvoir en faire quelque chose, j’ai cru que cette chose ne pourrait plus vivre. Je ne sais ni comment ni pourquoi en construisant ma maison, j’ai petit à petit investi dans un univers qui retrouvait cette précision, cet amour, cette sensibilité que j’avais connus avant. En fait, si je devais être juste, je dirais que chaque chose de cette maison est dédiée à ma mère. C’est une maison qui ressemble à ma mère, c’est un environnement qui lui ressemble aussi. Cette maison c’est le ventre de ma mère. La nature c’est aussi la femme. J’ai le même regard pour la nature qu’un enfant l’a pour sa mère. En fait, l’autonomie, l’énergie. C’est la sève de la maison, c’est comme la sève qu’un enfant a de sa mère.

Je ne peux rien ajouter à cela, tout est dit. Un instant fabuleux de mon enfance a resurgi pour éclairer la création d’une expression architecturale personnelle. Un grand bonheur. Ce sont les premiers fruits du paradis terrestre de mon enfance que je réussirai à cueillir. Il y en aura d’autres plus tard. Juste après la maison Orejona, je vais réaliser toutes sortes de variantes de cités utopiques futuristes construites à partir d’organismes vivants tels que des arbres, des graminées, des bambous, etc. Ces projets sont décrits comme autant de recherches pour un environnement qualifié de nouveau paradis terrestre. Les toitures des habitations seront des jardins, les façades seront des arbres vivants. Des livres et des expositions sur le thème de l’archiborescence et des cités végétales vont dès lors jalonner mon parcours professionnel. Quand je travaille à ces projets de cités utopiques, j’ai un peu l’impression de retrouver le jardin de mon enfance.

Il y a une décennie, un examen médical approfondi me révèle un cancer du côlon et je me fais opérer. La médecine allopathique a éradiqué mon cancer. Les conséquences au dérèglement de mes cellules ont pu être soignées, mais qu’en est-il des causes? Sans véritable traitement de l’origine du mal, j’ai tout lieu de craindre des résurgences malgré une chimiothérapie. Aussi vais-je chercher dans mon histoire personnelle à reconstituer tous les événements fortement émotionnels ou traumatiques qui ont marqué ma vie car je pense pouvoir y trouver l’origine de la maladie. La mise en perspective dans un ordre chronologique de l’ensemble de ces faits va s’enchaîner pour constituer en final un tableau d’une étonnante cohérence. Fouiller dans ses vieilles souffrances n’est pas chose facile, je ressens pourtant qu’il s’agit là d’un travail salutaire. J’ai vraiment besoin de faire un grand nettoyage et je ne veux plus rien laisser caché dans un coin obscur. En cherchant ce qu’évoque pour moi la lutte contre « la bête interne », je me rappelle un rêve que j’ai fait 30 ans plus tôt et que j’ai retranscrit dans le cadre d’une psychothérapie. En voici le résumé: Mamy est à côté de moi, elle se tient le ventre et souffre terriblement. Elle a dans ses entrailles un monstre qui la dévore par l’intérieur. Je ne peux rien faire pour elle. Un peu plus tard, elle accouche du monstre. Il est horrible, c’est une sorte d’oiseau avec un grand bec. Entre ses boyaux violets, étalés à l’air, je peux voir des pattes et des griffes. Mamy le regarde avec un doux sourire, elle se retourne vers moi pour me dire: il nous faut l’aimer, c’est mon enfant. Moi, je reste silencieux mais je voudrais lui dire: Il ne faut pas l’aimer, il faut le tuer, le jeter, c’est lui qui te fait souffrir, c’est lui qui te tue. L’analogie avec mon cancer me parait directement évidente. Ce cri que je n’ai jamais pu lui lancer, aujourd’hui je le pousse; le monstre peut être éradiqué, je l’ai prouvé, je l’ai fait facilement sans douleur : Mamy, tu pouvais ne pas souffrir, ne pas mourir. Aujourd’hui encore, en écrivant ceci, l’émotion est énorme et je comprends pourquoi je suis fier de ce combat. Il y a plus de 50 ans que je l’attendais. Je ne suis pas la victime d’une terrible maladie qui frappe au hasard, mais le chevalier retournant sur les lieux du désastre pour occire le responsable du drame. Je perçois aujourd’hui mon cancer comme une réponse, 50 ans plus tard, au traumatisme de mon enfance.

Claire et moi avons eu trois enfants. Je suis père d’une famille nombreuse dont deux enfants sont nés le 10 mai et deux autres le 12 du même mois sans qu’aucun ne soit jumeau ! La coïncidence de ces quatre dates est la première chose qui me saute aux yeux. Puisque ces enfants ont été conçus par deux mères différentes, c’est de mon côté que je dois chercher, donc du côté de la date de la conception. La gestation d’un enfant prend 40,5 semaines, soit 283 jours. En partant de la date du 12 mai, la soustraction nous donne le 2 août, soit la date précise du suicide de mon grand-père. C’est avec la plus grande stupéfaction que je découvre que, par loyauté envers ma mère, j’ai conçu quatre de mes cinq enfants pour combler un deuil jamais fait. Afin de répondre à toutes les questions qui me submergent, je veux d’abord m’ôter un doute : le hasard peut-il avoir joué un rôle, et dans quelle mesure? Un calcul simple de probabilité nous donne pour la conception de 4 enfants à 48 heures d’une date anniversaire, un taux de probabilité d’une chance sur 1.112.348.608. Ce chiffre astronomique ne permet plus aucun doute. Il devrait être encore considérablement augmenté si nous tenons compte du fait que 3 de mes enfants nés à cette date sont des fils (seulement des garçons peuvent remplacer la mort d’un homme). Pour le 5ème enfant de la fratrie, ma femme et moi tenions beaucoup à avoir une fille. Pour augmenter nos chances de succès, je lui ai proposé de suivre un régime alimentaire. Elle a refusé cette contrainte en me disant ne pas avoir besoin de cela pour réaliser nos désirs. Est-ce sa détermination qui nous a conduits à être un peu moins rigoureux sur la fin de cette très exigeante loyauté? Au moment de la conception de mes enfants, je n’avais pas connaissance du suicide de Maurice, et j’ai appris seulement très récemment la date de sa mort, après de longues recherches dans les archives de la famille. Comment ai-je pu répondre à une mission dont je n’avais pas connaissance? La littérature psychanalytique donne de multiples explications. En voici une due à Monique Bydlowski:
C’est une mise en acte, ou plutôt une mise en enfant. Littéralement, il n’y a plus de cadavre, il y a un enfant qui vient prendre sa place et fait barrage au deuil en tant que processus élaboratif éventuel. Il y a négation du deuil. Le cadavre s’enfuit dans l’enfant. Si le deuil d’un être cher n’a pu être fait, la date anniversaire de son décès peut, à elle seule, le révéler car cette date se retrouve alors dans celle de la conception, de la naissance ou du terme prévisible de la grossesse. Beaucoup de femmes considèrent la naissance d’un enfant comme la répétition, la renaissance de quelqu’un de disparu et que l’on regrette. »

J’ai tendance à rajouter à cela une forme de programmation du caractère des remplaçants destinée à éviter qu’ils ne perpétuent les dramatiques erreurs à l’origine de tout le processus. La maniaco-dépression de Maurice s’apparente à un caractère versatile, instable et, dans les phases dépressives, d’un grand pessimisme. Mes traits de caractère les plus souvent cités par mes proches sont diamétralement opposés. Je suis un optimiste immuable, quelle que soit la situation et d’une grande stabilité d’humeur, adepte du principe tantrique « ce qui cause la chute doit servir à l’élévation ». Tout échec ou difficulté sont rapidement transformés en énergie positive.
Ce travail de mémoire a changé fondamentalement ma vision de mon rôle dans la famille. J’ai le sentiment d’avoir été conçu pour remplir une mission de cicatrisation d’anciennes blessures, de traumatismes tellement importants que Mamy n’a pu l’assumer toute seule et qu’il aura fallu tout mon engagement à développer des valeurs d’enthousiasme et d’optimisme pour inverser la tendance et influencer positivement la génération suivante. A la désolation de paysages en ruine, monochromes de Maurice, je vais opposer des paysages urbains faits de vie, colorés, baignant dans des lumières chaudes. Le choix de dessiner l’évolution de notre société durant le siècle à venir me permettra de charger mes visions d’un enthousiasme résolument positif qui contraste avec le pessimisme de notre époque. La vie est partout dans mes dessins, façades et toitures des habitations sont constituées de matériaux vivants formant un vaste écosystème en connections avec l’environnement naturel. Ce travail est l’antithèse de l’héritage de Maurice, il a été nourri par la fascination à la nature que Mamy m’a communiqué, par son émerveillement à la beauté de tout ce qui touche au vivant, il s’est concrétisé dans mes projets d’architecture et dans leur représentation picturale grâce à l’enthousiasme communicatif de mon père pour les Beaux- Arts et à travers ses cours de dessins. Avec un aussi riche héritage, j’ai conscience d’avoir beaucoup reçu et d’être aussi le sujet de bien des attentes. Précédemment, je pensais que l’originalité de ma démarche était due uniquement à des raisonnements rationnels sur l’état de la planète, nos modes de consommation et l’appauvrissement de nos ressources, maintenant je comprends que c’est plutôt le résultat d’une fidélité transgénérationnelle et de mon éducation durant la petite enfance. Dès le départ, j’ai été conditionné pour remplir une tâche et je l’ai fait docilement, sans me poser de questions. J’ai le sentiment d’avoir été « le bon petit soldat » que l’on attendait de moi. Quand je regarde en arrière et que je vois le travail d’une vie, j’ai la tentation de me de dire satisfait: mission accomplie, mais sans fierté car je n’ai réalisé que la destinée pour laquelle j’ai été conditionné avec les moyens qui m’ont été fournis. Et où est mon libre arbitre dans tout cela? Il ne cesse de croître avec la conscience des choses dans de multiples espaces ténus, éparpillés dans le temps. La rédaction de ce texte me permet d’entrevoir les chemins qui me sont tout tracés et les espaces de liberté qui s’ouvrent entre eux.